Le grand écrivain français Gustave Flaubert en disait au siècle dernier que l’air y est si doux qu’il empêche de mourir. Bien avant lui, Homère affirmait que, au cours de son Odyssée, détourné par une violente tempête, Ulysse avait accosté sur cette ile. Ayant envoyé quelques-uns des siens en reconnaissance de l’endroit, ceux-ci rencontrèrent des iliens fort hospitaliers qui leur ont offert un mystérieux fruit, le « lotos ». Après y avoir goûté, les éclaireurs oublièrent tout ce qui n’est pas cette ile et ne voulaient plus ni rentrer ni donner de leurs nouvelles. Le héros grec dut les ramener à bord de force, tout en pleurs.
Est-ce pour ces raisons qu’en septembre 2023 Djerba a été inscrite par l’UNESCO sur la liste du Patrimoine Culturel de l’Humanité ? Il y a peut-être de ça, mais il y a aussi, conformément aux conditions stipulées par le règlement de l’organisme international, bien des particularités « ingénieuses » de « Valeur Universelle Exceptionnelle » qui lui ont valu ce privilège. Elles font la singularité de l’ile et provoquent son enchantement légendaire.
L’ile de la Cinquième saison
A six kilomètres du continent auquel elle est reliée par une chaussée construite à l’époque romaine, l’ile se présente sous forme d’une « molaire » de 538 km² (25 X20 km) dont les contours s’étirent sur 120 km. Son relief est plat, culminant à seulement 52 m. Les connaisseurs attribuent à Djerba le statut de l’« Ile de la Cinquième saison » à cause de la douceur exceptionnelle de son climat. Ici, la moyenne annuelle de la température est de l’ordre de 15,5 °C.
Sans remonter au Déluge, on peut affirmer que Djerba a vécu toutes les ères connues par le bassin occidental de la Méditerranée. Profondément inscrite dans la mémoire locale et régionale, son histoire n’a malheureusement pas gardé des souvenirs matériels couvrant l’ensemble de son passé. Ce qui en subsiste témoigne toutefois avec éloquence de périodes de grandeur, parfois dramatiques. Reste cependant que le principal capital de l’ile, ce sont ses femmes et ses hommes qui ont façonné le paysage et les mentalités.
Les habitants de l’ile sont les descendants de communautés autochtones et d’autres venues du continent ou d’autres régions de Méditerranée. Elles ont vécu en parfaite intelligence, cultivant chacune, certes, des particularismes ethniques, linguistiques et religieux mais partageant aussi des traits sociaux et culturels propres à ce terroir. Amazighs (autrement dit Berbères), Juifs, Arabes, Noirs subsahariens issus de la traite des esclaves, Turcophones, Grecs et Maltais ont vécu sous ces cieux dans le respect de leurs différences respectives, pratiquant librement leurs croyances religieuses et se conformant à leurs traditions ancestrales.
De véritables miracles
L’exigüité du territoire, mais aussi la faiblesse de ses ressources naturelles (surtout la rareté de l’eau douce) ont, depuis la nuit des temps, contraint une grande partie de la population mâle à s’expatrier. Ces « exilés » se sont adonnés sur le continent et le long du littoral méditerranéen au commerce dans l’alimentation (des épiciers communément désignés par le vocable de « Djerbiens ») avant d’investir d’autres domaines à l’ère moderne, en particulier la finance. Partout ils ont excellé à force de labeur et de frugalité. A la fin du siècle dernier, ils se sont –tardivement- tournés vers le tourisme, et en particulier en leur ile où ils ont développé des activités dans toutes ses branches. Ceux qui sont restés sur place ont fait montre d’une remarquable faculté d’adaptation et de résilience. Ils ont accompli de véritables miracles dans les domaines agricoles et de la pêche, assurant l’essentiel de leur alimentation grâce à la diversification de leurs cultures, cependant dominées par une arboriculture adaptée à la sécheresse (palmiers dattiers, oliviers, figuier, etc). Ils ont également promu des activités artisanales qui ont très tôt fait de rayonner sur tout le pays et au-delà, tels que le tissage utilitaire et de luxe, la poterie et l’orfèvrerie.
Les Djerbiens sont modestes, « sobres de goûts, de gestes et de paroles ». Cela se reflète dans leur tenue traditionnelle : une tunique de couleur grise et un chapeau de paille dans la belle saison (ici très prolongée). En temps hivernaux ils ajoutent un manteau en laine (kachabiya). En cela, les Djerbiens sont secrets. On ne distingue pas sur leur apparence le milliardaire du besogneux. Et si les femmes s’embellissent par des tenues somptueuses et se couvrent de belles parures en or et en argent, c’est pour mieux faire face à de possibles retournements de fortune. Mais ce qui parle éloquemment pour les Djerbiens, c’est assurément leur architecture. Elle se caractérise par un style suprêmement épuré et qui dit l’essentiel : l’élévation spirituelle, la résistance à l’adversité, l’adaptation aux aléas de la conjoncture. Lieux de culte aux allures fortifiées, salles de prières enfouies sous terre, sanctuaires côtiers pourvus de tours de guet, ateliers d’artisanat aux lignes dépouillées et cependant élégantes.
Nature, culture et loisirs
Hormis Houm-Souk, son dédale de galeries marchandes et ses caravansérails aujourd’hui convertis en auberges et autres locaux commerciaux, les localités de l’île sont toutes de création relativement récente et sont de ce fait dépourvues de noyaux anciens, les traditionnelles médinas. La population était, jusqu’aux débuts du siècle dernier, éparpillée dans de mini haciendas disséminées à travers la campagne. Ce sont les menzels, des espaces traditionnels de vie familiale au sens large du terme pour vivre en quasi autarcie. Ils ont aujourd’hui tendance à disparaître au profit de l’habitat dans des zones urbaines.
L’essor du tourisme ces dernières décennies a insufflé en l’île une dynamique nouvelle qui en diversifie le produit et en améliore la quantité et la qualité de l’offre. Certes, le balnéaire, avec ses dizaines de kilomètres de « sables d’or » reste l’argument le plus fort pour drainer une foule de plus en plus nombreuse de vacanciers accueillis dans des établissements hôteliers plus nombreux et plus diversifiés, allant des maisons d’hôtes aux plus luxueux hôtels.
Au titre des activités de loisirs, les sports nautiques et le golf tiennent le haut du pavé. Mais la culture occupe une place grandissante. Les circuits « classiques » qui conduisent les visiteurs sur des sites emblématiques allant des souks à l’étonnant marché aux poissons de Houm-Souk, aux ouvrages fortifiés, sur la côte, au Musée du patrimoine traditionnel de Djerba avec ses superbes collections d’objets de l’artisanat traditionnel, à la synagogue de la Ghriba, plus ancien sanctuaire israélite en dehors de Jérusalem ou à la sublime mosquée Fadhloun, « complexe spirituel » dont la fondation remonte au XIV° siècle.
A ce « fonds » sont venues s’ajouter de nouvelles réalisations qui enrichissent considérablement le séjour en l’ile.
La première de ces réalisations se compose de trois parties. Un musée, Lella Hadhria Museum, où s’entremêlent arts et histoire, de l’universel au particulier, de l’humain au tunisien et au djerbien. D’une richesse et d’une modernité remarquables. Au voisinage de ce musée, une réserve pour l’élevage de 400 crocodiles dont les séances de nourrissage quotidien offrent un spectacle garanti. Enfin, une étonnante restitution grandeur nature du genre de vie du Djerbien au travail et au repos dans un « village du patrimoine ».
Le musée du patrimoine de Guellala, lui, a été dédié à l’artisanat local. Situé sur une éminence qui lui offre un très beau point de vue sur la baie de l’endroit, il est considéré comme l’un des plus vastes espaces culturels du pays. Remarquables collections du tissage traditionnel local.
De Djerbahood à l’ile aux flamants roses
Enfin, le Centre des Arts de Djerba, inauguré en novembre 2022, a été implanté au lieu-dit Ras Terbella et s’étend sur une superficie de 10 hectares. Il se compose notamment d’un théâtre de poche tourné vers la mer et de salles d’exposition artistique.
Une mention particulière doit être faite de la localité de Riadh, anciennement Hara Sghira. Elle était jadis habitée exclusivement par des Israélites au voisinage de la Synagogue. Un temps presqu’entièrement désertée, elle a retrouvé une nouvelle jeunesse grâce à l’imagination et au dynamisme de nouveaux résidents. Elle est devenue l’excursion incontournable pour retrouver une ambiance singulière dans un cadre rénové dans le strict respect de ses caractéristiques urbaines et architecturales originelles. Cafés, restaurants et autres commerces d’articles d’art s’y multiplient. Tout cela à la faveur d’un Djerbahood qui a fait de la localité une véritable galerie d’art à ciel ouvert.
Un séjour à Djerba est incomplet s’il ne s’accompagne d’une immersion dans l’ambiance si conviviale de l’endroit. Cela se fait dans les cafés populaires souvent installés en terrasse à l’ombre des bougainvilliers dans les placettes commerciales et qui sont le point de ralliement de tous les rendez-vous. Et si les autochtones fréquentent peu les restaurants, leur préférant la cuisine « maison », les visiteurs, eux, succombent souvent à l’attraction des restaurants populaires ou des enseignes de réputation bien établie pour la qualité et l’authenticité de leurs préparations.
Ceux qui ont l’humeur culinaire vagabonde répondront à l’appel du large qui les conduira à la fameuse « Ile aux flamants roses » à bord d’embarcations de « pirates » pour une journée dédiée à la mer et à ses « fruits ».
Tels sont les ingrédients à l’origine de la magie qui opère sur les esprits dès le premier contact avec cette ile.
Tahar Ayachi